(Extrait de « Self-Interview »)
– Je me suis laissé dire que vous n’aimiez pas les esprits « anecdotiques » Qu’est-ce à dire ?
Qu’il est des esprits qui n’articulent QUE des anecdotes du matin au soir sans jamais prendre de hauteur pour tenter d’en découvrir le sens. Or… Une anecdote, ça colle au temps qu’il fait, ça colle aux gens qui passent, aux choses qui ont eu lieu, c’est l’existence sans la pensée. Une anecdote, ça bavarde ; ça vient au secours du vide, ça jacasse au bord du néant. Une anecdote, ça dit qu’on n’a rien à dire, ça dit qu’on croit que la vie c’est ça, des heures qui passent pour rien, pour qu’on en parle et c’est tout. Mais nous devons les comprendre car… Une anecdote, ça conserve, ça vous dispense de naître un jour, ça vous retient au creux des autres, ça vous garde d’un mauvais pas, d’un horizon qui vous tient en joue. Une anecdote, ça sent le neuf, ça sent la vie qui n’a pas servi, la vie qui ne servira pas. Une anecdote, ça rassure, ça parle sans savoir ce que ça dit ; ça peint la semaine, pas seulement le dimanche ; ça maquille en professionnel, ça triche. Alors, on ne voit plus qu’une anecdote est une amie qui nous veut du mal, une sage-femme qui nous avorte, un faux-semblant pour de vrai ; que ça fait du bruit en rase-mottes, que ça tient à la vie qui ne bat pas, que ça dit tout haut que ça ne dit rien. Une anecdote, ça respire pas, ça sent la mort, la vraie, celle qui garde les yeux ouverts. Une anecdote, ça plaque au sol, des fois qu’il nous pousserait des ailes, ça tient au ventre, ça n’a pas de faim. Une anecdote, on l’enfile comme une veste d’hiver au retour du printemps. À peine si l’on choisit le flacon pour ne pas avoir l’ivresse. Une anecdote, ça résiste, ça prend le maquis contre la mer, ça dit « non » au grand large. Une anecdote, ça rigole à la mort du signe, ça ne sait pas ce que ça fait, alors… On lui pardonne.
© Thierry Aymès