Il n’y a pas de nature humaine. Aucune trace en l’Homme d’une essence où serait inscrite sa destination a priori. C’est désormais, semble-t-il, un fait dont on peut trouver l’origine au XVIIIe siècle du côté de chez Rousseau et Kant. J’en suis d’accord sans peine. Je dirai cependant dans un premier temps, et quitte à ce que cela soit moins clair, qu’il est plus exactement dans sa nature de ne pas en avoir ou que sa nature est d’être en un sens surnaturelle. Bien ! Dans un second temps, je suggérerai qu’il y a « fait » et « fait ». Dire que la chute de ce stylo que je lâche est un fait ne revient pas à dire ce que disent les existentialismes au sujet de l’être humain dont la spécificité serait d’être « en devenir ». Peut-être devrions-nous alors établir une différence conceptuelle entre un fait « clos » et un fait « ouvert » avec tout ce que cette distinction implique. J’y reviendrai très vite, tout juste après avoir explicité la thèse sartrienne que résume la célèbre formule : « L’existence précède l’essence » (Cette affirmation ne valant que pour l’Homme).
Pour l’heure donc, à en croire Monsieur Sartre, contrairement aux choses, la conscience que nous avons de nous-mêmes, nous porte d’emblée au-delà de ce que nous sommes. Je suis nécessairement autre que ce que je suis puisque pour dire que je suis ceci ou cela, il me faut ne pas l’être tout à fait. En revanche, le bureau sur lequel j’écris est tellement ce qu’il est qu’il n’est peut se forger une image de lui-même. Dire « Je » suppose donc autre chose que l’Être telle que les choses en seraient exclusivement pleines. Toujours d’accord.
Je laisse toutefois au compagnon de Mme de Beauvoir l’entière responsabilité du « Néant » qu’il conclut de l’inadéquation qu’implique la conscience de soi. D’aucuns pourraient entre autres choses y voir en effet la marque, dès ici-bas, d’une existence autre, le signe anticipateur d’un au-delà où, pour le coup nous connaîtrions un état de plénitude qui n’aurait rien à envier à celle des objets.
Cette précision étant faite : « Quelles sont les implications de la différenciation que j’ai établie entre fait clos et fait ouvert ? »
Elles sont évidentes. Quand le premier voit sa clôture rétive au Devenir, indifférente à son déroulé, sa manière, son style, le second lui est entièrement relatif et suppose une histoire, une évolution et des stases, en même temps, peut-être qu’une destination et cette spécificité fait de lui un drôle de fait. Sans doute devrions-nous plutôt dire de lui qu’il est un « se faisant » avec un « Je-ne-sais-quoi » hypothétique en point de mire.
Je n’oublierai pas pour ma part que tout être humain est partagé « de fait » entre pulsions primaires et aspiration spirituelle ; entendez par là, qu’il a un corps en même temps qu’une conscience de lui-même (et d’autrui), et qu’entre ces deux pôles règne une très douloureuse tension.
L’essence-existentielle (pour ainsi dire) dont nous parle l’auteur de « La nausée » peine à nous faire décoller du réflexe de « vivre pour vivre », ne parvient pas aussi simplement à nous délester de notre part animale, d’où les conflits en tous genres, l’horreur de souffrir, la peur de mourir à ses idées, de mourir à soi, à son identité, de mourir tout court.
Permettez-moi de poser une question : « Pourquoi diable certaines théories apparaissent-elles dans les pays les plus développés technologiquement ? » Devrions-nous répondre tout de go : « Parce que ce sont les régions du monde les plus affranchies des doctrines essentialistes ; que celles-ci soient religieuses, philosophiques ou politiques ; parce que la technologie, et plus précisément son incessante évolution, est bien la preuve que l’être humain n’est pas assigné à une résidence ‘naturelle’, qu’il lui suffit de désirer très fort de voler par exemple pour inventer l’avion » ? Cette réponse ne nous ferait-elle pas prendre le risque d’établir une hiérarchie dangereuse entre les peuples dont certains pourraient être qualifiés de « retardataires » ? Attention ! Ethnocentricité à l’horizon…
Certes donc l’être humain n’est-il pas prédéterminé par une essence qui le clorait, mais de là à dire que son existence est première, il y a un pas que je ne ferai pas. Ne pas aller plus vite que la musique me paraît être de bon conseil. Dans le mouvement même de son « Being in process » existent des « étapes » parfois très longues au regard d’une vie humaine, et ce sont elles qui nous font accroire à une manière d’essence d’où naissent des clichés sur tel ou tel peuple, et désormais, au sujet de l’homme ou de la femme.
Le fait que nous soyons susceptibles d’évolution, et d’évolution volontaire, ne nous autorise pas à compter sans l’l’histoire qui ne s’écrit pas qu’avec des pages blanches dans la mesure où elle part de loin; l’histoire et son pas incertain, l’histoire et son court empêché par les croyances de chacun ; croyances dont le propre est de se prendre pour la vérité, alors qu’elles ne sont en droit que des moments.
© Thierry Aymès