(Autour d’Emmanuel Lévinas et du commentaire d’Alain Finkelkraut)
Ma tendre chérie,
Ce matin, en nouant ma cravate, toujours un peu maladroitement comme tu peux l’imaginer, j’ai pensé à nous ; et au-delà de nous, au lien qui unit si fondamentalement chacun à l’autre.
J’aime penser qu’en dépit de ce qui nous oppose parfois, nous ne sommes pas en guerre et que, comme tout un chacun, nous nous devons mutuellement notre « sortie hors de nous-même ».
Je repense à cette phrase de Joë Bousquet, tu sais ? ce poète narbonnais dont je t’ai souvent parlé :
« L’amour fait grâce à l’homme de s’appartenir hors de ce qu’il est ».
L’amour certes, mais aussi le visage.
Autrui n’est pas d’abord regard sous lequel nous courrions le danger d’être pétrifiés, chosifiés, objectivés ; non, autrui est d’abord visage, que ce soit le visage de l’aimé(e) ou de l’inconnu(e) ; c’est ce que j’ai compris un peu plus précisément lorsque j’ai vu le tien pour la première fois. Aucun autre ne fut plus violent, aucun autre ne m’appela au secours avec autant de force.
Mais l’ai-je vu vraiment ce jour-là ? Voit-on jamais un visage ? Ne serait-il pas plutôt ce qui ne peut être vu ? Ce qui excèderait toujours ce qu’on croit en saisir ? Voilà que je fais le prof, et tu n’aimes pas ça.
A chaque fois que nous nous quittons, j’ai beau m’efforcer de rappeler le tien à ma mémoire, je n’y parviens pas. Il paraît que c’est un signe.
Sans doute ne t’ai-je jamais dé-visagée. C’est vrai…quand j’y pense, je serais bien incapable de dire de quelle couleur sont tes yeux et tu me plongerais dans un grand embarras si tu me demandais de décrire avec précision le contour de tes lèvres.
Tu vois, toi ou ton visage…
Comme l’écrit Finkelkraut commentant Lévinas:
« On revient toujours bredouille du visage de l’autre »
Pareil à l’horizon dont le propre est d’être toujours plus loin, le visage est une transcendance qu’aucune représentation ne saurait circonscrire ; il est un dieu rebelle qu’aucune chair ne saurait contenir, qu’aucune image ne saurait arrêter.
Réfractaire à toute mise en forme, il se refuse au regard qui le traque, et je t’aime de savoir que je ne possèderai jamais le tien ; je t’aime de tendre vers lui sans jamais pouvoir l’atteindre.
Je n’envie pas Rimbaud tu sais ! Dans ces« illuminations », il écrit avoir embrassé l’aube d’été. Pour ma part, je sais être irrémédiablement condamné à manquer ce qui me requiert à chaque fois que je me tourne vers toi. Ton visage se donne et se retire dans un même geste, il est un pur mystère.
Toi ou ton visage…
Je t’aime de m’avoir fait enfin comprendre que tout visage contestera sans fin jusqu’à la main de l’amant qui prétend le dessiner à chaque fois qu’elle l’effleure.
Je t’aime de l’humiliation qu’il inflige sans cesse à l’amour pour le perpétuer.
Je t’aime d’en apprendre tous les jours la chance que j’ai de ne pouvoir l’emprisonner.
Je t’aime de l’entendre me chuchoter : « Je suis ta défaite et ton salut ! »
Je t’aime de n’être pas à même de l’affubler du moindre adjectif, d’aucun masque, d’aucun fard.
Je t’aime d’en être responsable avant même de contempler sa nudité sans cesse recommencée, de le savoir sans défense et pourtant invincible,
Dans son immensité toujours plus grande, je te lance 1000 baisers.
David
PS : Savais-tu que chaque nuit, alors que tu t’endors, ton visage descend jusque sur ton corps ?
© Thierry Aymès