Aaaaaaah Aaaaah Aaah Ah ! Tout l’monde s’éclate, à la queu leu-leu. Tout l’monde se marre, à la queu leu-leu. Tout l’monde chante, à la queu leu-leu. Tout l’monde danse, à la queu leu-leu…
En 1987, les prix se libèrent, le parc d’attraction Eurodisney ouvre sa construction, Klaus Barbie est traduit devant ses juges qui le condamnent à la réclusion criminelle à perpétuité, le Club Dorothée donne sa première émission et…Dalida nous quitte tristement à 54 ans.
Pour autant, la fête ne sera pas vue ici comme le fait d’une incapacité à regarder en face notre condition de mortel. N’en déplaise à Blaise Pascal, nous ne verrons pas en elle un divertissement méprisable. Et puisque la faucheuse viendra à point nommée et qu’elle est un scandale, traitons-là avec mépris. Ne lui laissons que le dernier mot si cela peut lui faire plaisir et la rendre plus aimable. Nous ne plomberons pas l’ambiance.
La vie plutôt ! La vie que diable ! La vie grouillante, bruyante, proliférante, mais la vie, par-dessus tout, par-delà les valeurs morales surtout. André Bézu mourut à 63 ans d’avoir été cigale et de n’avoir pas compté. Car la vie ne compte pas. Elle s’enroule sur elle-même à la manière d’un chat indolent qui s’enivre de sa propre chaleur et s’endort de plaisir. Elle avance comme l’étoile dans le magnifique livre de Jean Giono intitulé la rondeur des jours où l’on peut retrouver un temps naturel en rupture avec notre temporalité d’hommes modernes perpétuellement en fuite vers un avenir hypothétique. Lisez plutôt : « L’étoile retourne, l’étoile sait, l’étoile se conduit avec intelligence sur un chemin sans vanité. Elle ne s’élance pas éperdument […] Elle s’accomplit. » Et plus loin encore: « les jours sont ronds d’une divine rondeur, dans la mesure où ils proposent à chaque homme une somme de joies à savourer, et non pas des buts à atteindre ou des actes à accomplir. »
Oui, la vie est une ronde et les hommes en sont les enfants. Ils rient, chantent et dansent à tue-tête, non pour oublier demain et la seule promesse qu’il saura tenir, mais pour célébrer « le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui ». Le présent vécu dans la joie est circulaire quand celui des horloges dessine soit disant le progrès et son cortège technologique.
De la ronde, le petit André devenu grand ne garda que les mains qui relient les humains entre eux. On doit y voir le symbole de leur fondamentale solidarité de vivants. Il l’ouvrit cependant pour en faire une file… indienne ; un petit train humain dont il est dit qu’il mime la marche des loups lorsque ceux-ci se déplacent en horde. Ne méprisez donc plus celles et ceux qui se lancent à l’occasion dans la Queue leu-leu que Monsieur Bézu chantonnait en 1987. Sa simplicité chorégraphique est à l’image des gens humbles. En phase avec la ritournelle des jours et des nuits, ainsi qu’avec le refrain rassurant de la lune et du soleil, sans doute sont-ils comme le paysan de Giono…encore. « Il [Le paysan] savait être en fête …le pauvre homme des villes est un paysan qui a tout perdu. » La Queue leu-leu est une farandole, ouverte cependant ; une mini-chaîne humaine qui aime à se promener au beau milieu des tables chargées de vivres et de saints breuvages. Elle est une métisse, fille de l’élégant Apollon et de Dionysos le débraillé.
Friedrich Niezsche s’y fut joint avec allégresse et sans attendre s’il ne s’était dépensé corps et âme à la décrire d’une étrange manière contre les montreurs de « bisounours ». Mais attention ! Encore eût-il fallu qu’elle eût été expurgée de sa guimauve, au moins en conscience.
Dans sa « Généalogie de la morale » parue en 1887, il nous rappelle les douteuses fréquentations que les festivités et les supplices entretenaient à l’époque des rois. Mais peut-être craignez-vous ce qui vient !?
Oui, même de nos jours, la fête reste un exutoire, une vacance heureuse pour notre sauvagerie, et sous les traits inoffensifs d’une danse quelconque gît le cadavre encore chaud de notre bestialité. Freud, père de la psychanalyse, ne le démentira pas.
Alors que penser ? La fête ne consisterait-elle qu’à satisfaire un instinct tenu en laisse dans la vie ordinaire ? Bézu aura-t-il été pour finir le pire des hommes pour s’être consumé de son vivant jusqu’au dernier atome ? Celles et ceux que nous appelons les comiques, nous le savons, sont généralement les plus angoissé(e) ; leur humour est leur politesse et leur angoisse n’est peut-être que l’expression privilégiée d’un conflit entre la puissance phénoménale de la vie et l’écrasante poussée inverse que la culture exerce sur eux.
Peut-on alors imaginer, à la lumière de ce qui précède, une fête bon enfant ? Ou ne peut-on, en tout état de cause, qu’affirmer, en adaptant une célèbre phrase du philosophe extraite de « Ainsi parlait Zarathoustra » que la fête est le fruit étincelant d’une humanité fondamentalement chaotique et belliqueuse ?
Non, il faut comprendre celui dont on disait qu’il philosophait « à coups de marteau » en le créditant d’une vérité : « Il faut être grossier pour ne pas ressentir la présence du christianisme et des valeurs chrétiennes comme une oppression sans laquelle toute atmosphère de fête s’en va au diable ». Les festivités désamorcent les bombes à retardement que fabrique la morale apostolique et romaine. Et c’est encore à Dionysos qu’il faut rendre grâce. Il est besoin au moins d’autant de violence pour soulever le poids d’un héritage culturel qui s’efforça pendant des siècles de dissimuler la prodigieuse volonté de puissance qui sourd au fond de chacun de nous. N’est-ce pas à l’occasion de certaines réjouissances populaires que d’aucuns se montrent incapables de retenir plus longtemps leur charge d’agressivité ? Bagarre générale !!
« Faire la fête » à la Bézu n’est alors rien d’autre que de s’abandonner incomplètement au torrent dévastateur de la vie telle que Nietzsche nous la dépeint; incomplètement, mais suffisamment pour être un démineur expert d’utilité publique, au même titre que le sont sans doute les filles dites « de joie ».
Paix au bienheureux et salutaire symptôme qu’il fut juste avant d’aller s’allonger pour toujours, à défaut de s’asseoir, chez ce bon vieux Père-Lachaise.
© Thierry Aymès