LA HAINE DU TEMPS-QU’IL-FAUT

« Haïr, c’est assassiner sans relâche…» (José Ortega y Gasset in El Sol, 1926).

« Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage. »  (Jean de la Fontaine : le lion et le rat, II, 11).

Il ne s’agira pas ici de proposer un monisme de plus dans la lignée de ceux qui ont tenté de réduire le monde à l’expression d’une seule substance originelle, je pense notamment en Occident au Conatus spinozien, à l’Esprit hegélien, au Vouloir-Vivre chez Schopenhauer, la Volonté de Puissance chez Nietzsche ou l’Elan Vital chez Bergson. La tentation fut pourtant grande tant il m’est apparu qu’un certain temps était régulièrement menacé, que ce soit sur le plan sociétal ou individuel.

Je me propose plutôt ici de soumettre à votre réflexion une thèse afin que nous tâchions ensemble d’en dérouler les conséquences théoriques ainsi que les possibles applications thérapeutiques. 

Pour le dire d’emblée, suite à une situation que je vous décrirai plus tard, j’ai pensé qu’il serait peut-être intéressant d’émettre  l’hypothèse suivante : « La violence à l’échelle individuelle ou la barbarie qui en est à mon sens de plus en plus souvent la froide expression technologique plongent leurs racines dans la ‘haine du temps-qu’il-faut’ que je baptiserai misochronie ».

Haine du temps vécu, du temps psychologique, juste après la pulsion initiatrice cependant.  Il m’aurait en effet semblé exagéré de présenter cette haine-là comme étant originelle, première.

Dans la mesure où toute psychothérapeutique sous-entend, sans la penser suffisamment, l’importance du temps-qu’il-faut  au sein de la cure, une chronagogie, voire une bradagogie (éducation par la lenteur volontaire) doit pouvoir en être dégagée, conceptualisée et donner conséquemment lieu à des activités  au sein desquelles la temporalité et sa vertu humanisante  seraient prégnantes.

1/ Position du contexte d’apparition de l’hypothèse qui orientera cette conférence :

A l’occasion du 4ième atelier, environ une heure après que nous eûmes commencé à nous questionner, un participant dit soudain sur un ton qui ne laissait subsister aucun doute quant à ce qu’il éprouvait : « J’ai faim ! » 

Je dus comprendre instantanément que la poursuite de notre réflexion était pour un temps compromise.

Deux autres se mirent immédiatement à découper des parts de gâteaux qui étaient disposés sur la table de sorte que  la douloureuse sensation de l’affamé cessât au plus vite.  Allez savoir pourquoi, nul doute que « dehors » les Quick, Mac Donald et autres sandwicheries furent créés à cet effet.

J’en tirai immédiatement une hypothèse de travail que je me donnai d’employer en tant que grille interprétative pour en tirer toutes les conséquences possibles.

Voici la thèse brute telle qu’elle m’est apparu tout d’abord: Les services de restauration rapide existent dans le but de réduire autant que possible le temps qui s’écoule entre l’injonction du ventre et sa résorption.  Ils ne cherchent plus seulement à faire cesser la sensation de faim, mais ils s’efforcent de la faire taire le plus vite possible.  Ce souci paraît généralisable à une part de plus en plus grande de la technologie moderne prioritairement tachophile.

Conceptualisation de la thèse : L’impératif des pulsions, des besoins et des désirs semble requérir dans sa brutalité, dans l’effraction douloureuse qu’il occasionne où qu’il surgisse, un apaisement-éclair, et ce faisant, jeter  la technologie à la recherche d’un anéantissement du temps entendu comme « écart entre le déroulement de deux événements », ici : l’apparition d’un désir et sa réalisation.

Comme je le signale plus haut, mon propos n’est pas de faire de la misochronie un énième monisme dont les événements du monde, quels qu’ils soient, ne seraient que l’effet, non ; il s’agit de démontrer autant que faire se peut la nécessité d’une culture du temps comme étant promotrice de l’humanité de l’humain.

Bien sûr, il y a la pulsion, celle qui est commune à tous les êtres vivants et qui assure tant la survie de l’individu que celle de l’espèce et sans doute est-elle première; mais cette pulsion n’est pas à proprement parlé humaine puisqu’elle ne l’est pas spécifiquement.

Tout de suite après ou parallèlement à la pulsion, tout homme pourrait en réalité ne désirer qu’une seule chose : revenir à l’état fantasmé d’avant sa naissance, d’avant le temps entendu comme écart entre l’apparition d’une pulsion et sa satisfaction.

Désir primordial d’un retour donc à l’état d’avant le temps-qu’il-faut pour faire taire sa faim une fois expulsé du ventre maternel ; d’avant le temps-qu’il-faut pour être en paix avec autrui; d’avant la conscience qui sépare plus qu’elle n’unit, d’avant le temps-qu’il-faut pour devenir un être humain.

***Désir d’une a-chronie et d’une a-topie hallucinées que, paradoxalement le milieu carcéral, idéalement et à son insu, s’évertuerait enfin à dénoncer en proposant à rebours d’une société fascinée par le rêve de l’immédiateté, un temps et un lieu d’humanisation, voire de sacralisation.

Car ce temps-qu’il-faut, s’il est assumé, mieux encore, s’il est souhaité (bradophilie) pourrait bien être, redisons-le, le facteur humanisant par excellence, quand son refus nous limiterait à l’expression impulsive de nos désirs, sans égard pour autrui et pour nous-mêmes.

Pour l’heure et depuis longtemps, il s’agirait plutôt de « tuer le temps » en tant que signe ostentatoire de notre misère, de notre reptation chronique. 

La technique et les hommes seraient-ils chronicides par essence ? La téléportation et la perfusion seraient-elles leurs objectifs ultimes ?

Viols, meurtres, agressions, colères en tous genres, mais aussi sciences technologiques ne seraient-elles alors que les symptômes d’une incapacité radicale à vivre le différé et la différance (avec un « a »)?

a)   Le différé de la réalisation d’un désir toujours impérieux.

b)   La différance de quiconque n’est pas moi, à commencer par moi-même (insupportable conscience).  

La différance entendue non comme antonyme de similitude, mais plutôt comme cela même qui, dans un vis-à-vis avec autrui ou dans la structure même de la conscience, semble nous condamner à l’ajournement et qui nous dispose en définitive et heureusement au temps-qu’il-faut, c’est-à-dire au bon temps, autrement dit à l’uchronie

Là où il n’y a pas le temps, il n’y a pas l’être humain.  Là où il n’y a pas le temps, il n’y a rien que la brutalité et la barbarie.

Répétons-le : « Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage. »  Jean de la Fontaine.

® Thierry Aymès

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