Oh la la ! La vie en rose
Le rose qu’on nous propose
D’avoir les quantités d’choses
Qui donnent envie d’autre chose
Aïe, on nous fait croire
Que le bonheur c’est d’avoir
De l’avoir plein nos armoires
Dérisions de nous dérisoires car…
1993 – L’année commence mal. 15 SDF meurent à cause du froid, dans les rues de la plus belle ville du monde selon certains. Le téléphone portable cellulaire fait son apparition ; il faudra vite l’acheter si nous tenons à être heureux. Pierre Bérégovoy lui, ne l’était pas, il se suicide, à moins qu’il n’ait été assassiné ; nous ne le saurons jamais. Nicolas Sarkozy, alors maire de Neuilly-sur-Seine, ressort en héros d’une classe d’école maternelle, un enfant dans les bras, après avoir négocié avec le preneur d’otages Erick Schmitt, abattu quelques heures après par le RAID. Léo Ferré casse sa pipe ; il l’avait peut-être volée à son ami Georges Brassens qui l’a précédé de 23 années. La durée de cotisation retraite passe à 40 ans dans le service privé, mais aucune foule ne se presse dans les rues pour manifester. En ce mois de juillet, elle a préféré les bords de plage aux pavés brûlants de la capitale.
Souvenons-nous de l’année où Alain Souchon déboula dans les médias avec J’ai 10 ans. Cela faisait déjà longtemps qu’il« galérait » comme on dit. A 28 ans, après moult pérégrinations et de nombreux coups-bas que la vie ne manqua pas de lui asséner, il avait déjà publié trois 45 tours qui n’avaient pas même rencontré le succès d’estime auquel bon nombre d’artistes sont voués ; un an plus tard, il avait été remarqué à l’occasion du Concours de La Rose d’Antibes où il emporta le prix spécial de la critique, ainsi que le prix de la presse, mais il dut attendre patiemment sa rencontre avec Laurent Voulzy en 1974 pour connaître la réussite et représenta avec quelques autres ce que les spécialistes appelèrent dès lors la Nouvelle chanson française. Son style télégraphique, très éloigné de celui des auteurs de l’époque, ne lui valut pas que des éloges, mais il sut l’imposer progressivement à un public de plus en plus large et aujourd’hui, il est l’un des chanteurs à avoir été les plus récompensés aux Victoires de la musique en ayant remporté pas moins de 9 trophées.
Son titre « Foule sentimentale » dénonce à l’évidence les dérives de la société de consommation sans concéder la moindre parcelle de terrain au style habituellement préposé à ce genre de revendications, à savoir : le rock pur et dur.
Souchon et son compère, dès l’origine de leur collaboration, prendront le parti d’une variété sans agressivité. Mais en l’occurrence, le propos n’en est pas moins corrosif et l’écrivain Michel Trihoreau alla jusqu’à écrire que sa chanson avait « certainement été plus convaincante dans la prise de conscience populaire, face à la consommation de masse, que les traités des sociologues et des économistes qui ne concernent qu’une petite minorité de la population ». En dépit de l’immense intérêt que nous portons au penseur que nous allons appeler à notre rescousse dans quelques lignes et dont la fonction consiste à conceptualiser certains traits civilisationnels le plus souvent regrettables, nous ne lui donnerons pas tout à fait tort.
En substance, que nous est-il dit dans ce titre qui, cette année-là, se vendit à plus de 200.000 exemplaires ? Le bonheur passerait par la possession ; plus encore, il nécessiterait un détour par la consommation sans fin que d’aucuns, au bord de la société dans laquelle nous vivons, orchestrent en fins stratèges et à grands coups de publicités, par essence mensongères. Les verbes « avoir » et« consommer » viennent en lieu et place des verbes « être »et « penser », et c’est ainsi que la consommation se substitue insidieusement à la morale.
Malheureusement un peu moins de 20 ans après, la situation n’a pas changé…elle a même empiré. A l’exception de quelques « décroissants » qui ont choisi de se désolidariser de ce lent naufrage, tout le monde court après ce qu’un Épicure aurait identifié comme des objets « non nécessaires » dans la mesure où l’on pourrait très bien s’en passer pour être heureux. Mais il faut croire que « La conquête du superflu donne une excitation spirituelle plus grande que la conquête du nécessaire et les très grands capitalistes de notre époque ne l’ignorent pas.
Il y a bien longtemps que les hommes ne sont plus libres de leurs désirs et réagissent aux signaux annonçant un nouveau produit parfaitement inutile à la manière du chien de Pavlov,nous y reviendrons. Il faut avoir le dernier modèle de télévision, le dernier ordinateur, le dernier téléphone portable, la dernière tablette, alors même que leur obsolescence est programmée, et nous tombons tous dans le panneau tout en étant convaincus de ne pas y tomber. Le pire étant peut-être que les habitants des pays dits « émergents » nous envient. Et s’il n’y avait que la technique ! La littérature est « Paul-Loup Sulitzerée », entendons par là qu’elle est de plus en plus inféodée aux lois du marché, les corps sont « Claudia Schifferés » qui nous rendent coupables de « bourrelétisation »,tous les domaines sont touchés. Nous voilà transformés en ventres compulsifs et sur le point d’oublier que nous sommes des « sentimentaux », non pas en quête de choses matérielles, mais d’amour et d’idéal.
Dans son livre polémique intitulé tout simplement : La société de consommation (1970), le philosophe et sociologue Jean Baudrillard (1929-2007) se montre beaucoup plus radical que Monsieur Souchon. Son style est précis et sans appel, sa lucidité documentée n’est rien moins que tranchante comme un scalpel.
Théoricien de la société contemporaine, selon lui, la société de consommation se caractérise par la production industrielle des différences. Contrairement à ce que nous pourrions croire en y réfléchissante très vite, elle n’est pas le moyen pour les individus de satisfaire leur besoin. Loin s’en faut ! Mais éclaircissons ce point !
Pour le dire différemment, la consommation de nos jours structure tout bonnement les relations sociales. Elle est devenue un moyen de distinction entre les individus qui s’expriment en achetant docilement et le plus souvent possible les produits que les publicités leur proposent puissamment. En un mot, la consommation est un langage dont l’origine est à chercher du côté de notre sensibilité inquiétante à une « signalétique » et dont seules quelques personnes sont réellement bénéficiaires.
Explicitons ce point ! De même que nous ne pouvons discuter avec un feu rouge qui nous ordonne de nous arrêter pour céder le passage à d’autres automobilistes, c’est-à-dire, de même que nous sommes sommés de réagir par un comportement approprié à un signal sans ambigüité, nous nous comportons vis-à-vis des annonces publicitaires comme si nous n’avions d’autres choix que celui de suivre leurs commandements en achetant les produits qu’elles nous vantent habilement.
C’est ainsi qu’en un sens, la société de ce que nous appelions naguère les réclames, nous déshumanisent en nous confisquant la dimension symbolique d’un langage spécifiquement humain, mais nous laisse par ailleurs la pseudo-liberté de manifester notre faculté d’être pensants et parlants en utilisant nos fraîches acquisitions comme autant de mots pour exprimer notre différence.
LA SUITE DANS LE LIVRE…(LOL) « Des philosophe et des tubes »
© Thierry Aymès