LE SIGNE PARADOXAL

Si penser revient à créer, c’est que tout philosophe est avant tout un poète au sens large.  Mais que peut bien « faire » un poète, en accord avec l’étymologie du mot qui sert à le nommer ?

Sans doute peut-on dire qu’il « fait » parce qu’il crée.  Soit.  Sans doute dit-on qu’il crée parce qu’il ne subit pas le sens commun des mots ;  qu’il en impose un autre.  Ainsi, créer est-il à tout le moins l’acte d’épandre le champ sémiotique dans un élan d’énergie joint à un rétrécissement plus ou moins grand entre les deux parties supposées[1] du dialogue interne qui permet la pensée[2], tout en amoindrissant la conscience en réduisant la distance qu’elle sous-entend.

Peut-être est-ce à proprement parler un des aspects de la concentration que nous décrivons-là, dans la mesure où l’acte de créer supposerait comme l’évanouissement logique de la conscience ordinaire, séparatrice, pour donner sur un « ailleurs sémiogénique ».

En ce moment précis, que faisons-nous ?  Nous cherchons à répondre à la question : « qu’est-ce que créer ? » qui revient à se demander : « qu’est-ce que penser (authentiquement)? », et ce faisant,  nous sommes inéluctablement conduits  vers une superposition, une identité entre le sujet questionnant et l’objet questionné 

Quand sujet et objet sont foncièrement et non seulement partiellement unis, c’est-à-dire unis de telle manière que l’on ne peut procéder à aucune division sans altérer la nature de ce qui doit être divisé, c’est là et là seulement qu’il peut être question d’un Etre tout court, comme c’est le cas dans l’intuition intellectuelle. »  Et un peu plus loin : « Mais comment la conscience de soi est-elle possible ?  Elle l’est quand je m’oppose à moi-même, quand je me sépare de moi-même, mais que malgré cette séparation je me reconnais dans l’opposition comme le même.[3] »

De même, si nous cherchons à définir cela même qui définit, si nous créons présentement ce qui crée, nous « engendrons », dans la mesure où aucune forme ne semble à première vue destiner, orienter « ce créer-là ». 

D’où la circularité, l’angle mort que les poètes et certains philosophes ont choisi de réduire en le résorbant dans les épousailles improbables et salvatrices du sens avec la forme.  Et sans doute est-ce là ce que nous appelons la philosophie « noético-noématique ».

Tout philosophe et tout poète est un aveugle à qui rien ne peut faire face.  Son acte est un acte pur, son intuition, une intuition de l’intuition, sa pensée, une pensée de la pensée, à proprement parler, un engendrement.

Toute philosophie authentique pourrait bien impliquer dès sa racine, l’immersion irreprésentable de celui qui n’est plus qu’un « diseur » ou plus justement un « disant » uni indéfectiblement avec ce qui se dit.

Toute création, toute pensée en son actualité même est donc une pensée qui ne se sait pas.  La pensée ne se déploie pas, ce qui supposerait un contenant plus vaste qu’elle.  La pensée ne peut qu’être au sens fort, c’est-à-dire qu’elle ne peut que « jaillir » ; mieux, elle est jaillissement, abondance, surabondance.  Mais toutes ces images la trahissent.  La pensée en acte n’a aucun « en-dehors » et toute théorie dualiste l’assassine.  Penser n’est pas réfléchir.  Penser, c’est croître.  C’est ne plus faire qu’un avec la vie, avec l’Etre, en perpétuelle création de lui-même.  Penser, c’est n’avoir pas de mémoire[4] ; c’est n’avoir aucune possibilité de se savoir « sachant »

C’est le sens même de la prière.  Joindre les deux mains pour n’être plus qu’un.  Joindre les deux mains pour faire taire l’espace qui nous condamne à être à distance de soi.

S’évanouir dans un acte pur, celui d’être à l’origine du monde, dans l’origine du monde même, en l’état du premier homme, s’il fut jamais, qui prononça le premier mot.  Toute parole n’est humaine qu’à cette condition expresse.  Partant de là, la forme poétique et plus généralement artistique se voit naturelle à la pensée.

Le poème n’étant que le signe paradoxal d’une parole qui fut dite en ne sachant rien d’elle et en n’ayant aucune vocation à le savoir, tel un animal naturalisé qui n’aurait plus que l’air de ce qu’il fut ; tout poème est lettre morte, fossilisée, pâle vestige (en est-il un seulement) d’un orgasme atemporel. 

Le poète disparaît dans ce qu’il profère.  Pour cette raison, la pensée, telle qu’elle se peut apprendre, dans la mesure où elle est essentiellement appréhendée comme une relecture ne sera jamais que la pensée de l’autre.  En tant qu’il implique un retour à la conscience duelle qui n’est possiblement que l’effet d’un relâchement d’être, d’un repos, d’une pose, d’une fatigue, d’une expiration supposant son « inspiration », le fait de « reprendre ses esprits » ne serait en définitive que le fait involontaire d’une « dés-érection » spirituelle ;  ce serait déchoir, dans le sens où toute division affaiblit.  D’où l’adoration des totems, des phallus et autres verticalités « eiffelisantes ».

Le poète n’écrit qu’avec des mots vivants, réinitialisés, re-virginisés, qu’aucun autre ne peut prononcer à sa place, car la pensée  a un lieu et ce lieu, c’est le poète, ou son esprit, c’est tout un.

Relire serait alors attester de l’impossibilité de jouir toujours, c’est témoigner de l’impuissance de toute lecture.

© Thierry Aymès

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