J’ai un enfer à traverser. Aujourd’hui encore, je sens qu’il m’attend patiemment au fond de ma poitrine. Je l’entends jusqu’à le voir; partout. Dans le sourire de celle qui m’aime et que je peine à rejoindre d’où elle me veut libre; sur ses formes attristées, à fleur de ses gestes; je le devine alentours qui ricane dans le vent, sous le soleil dont j’ai ouï dire qu’il était sien. Il paraît certain de son coup, déborde de toutes parts et jusque dans mon cœur; surtout à cet endroit. Non pas celui des grands maîtres spirituels qui très tôt en firent une étendue immobile et sans espace, une impensable cible à ne pas rater, non; celui dont le temps est compté et le désir tremblant aux prises avec sa finitude.
Plusieurs fois je m’y suis brûlé juste avant de déboucher sur une vaste clairière où les miracles étaient ordinaires. C’était le prix à payer. Cher, très cher le paradis… son avant-goût ! La vie, la vraie, venait sans faillir après les angoisses, après les images dont on ne sait rien et qui flottent pourtant dans vos yeux ; de ces images à bout portant qui empêchent le regard.
L’étau se resserre de temps à autre qui me conduit jusqu’à ces effluves nauséabonds, à ces abysses affolantes.
Sans doute ai-je peur de naître et de ne pas naître. Je sais bien que l’on naît malgré soi, tôt ou tard, de même que l’on meurt, qu’on le veuille ou non. To be born or not ? That is my question though I’ve been being born for several tenths. Je me sens coincé entre deux risques que signalent des monstres. Celui de ne plus être lié à ma terre d’origine, celle où jadis feu mon père déposa sa graine ; de ne plus l’envisager comme une terre promise où revenir sans fin, mais plutôt comme l’espérance d’un pays à venir; celui de ne jamais tenir la promesse qui crie chaque jour à travers moi. De profundis clamavi écrivit Baudelaire et j’implore avec lui, celui dont je pressens l’amour, du fond du gouffre obscur où mon cœur retombe sans faille. Et je me prends à jalouser le sort des plus vils animaux. C’est pour cela mon agonie, mon combat, ma fatigue. C’est pour cela mes flux et mes reflux. C’est pour cela l’ivresse, le plaisir des sens, les amis, les livres, la musique; pour cela tout et rien; à tour de rôle. C’est pour cela ma comédie humaine.
Caché dans les entrailles maternelles, j’étais semble-t-il pressé de connaître la lumière du jour. Encourais-je un danger en la demeure ? Je me rappelle ces quelques mots du poète Hölderlin : « Là où est le péril croît aussi ce qui sauve ». Est-ce bien sûr ? Si péril il y a à mourir à soi-même, c’est à l’ego bien sûr que la Camarde règle son compte, tôt ou tard… toujours trop tard. Et l’on comprend alors que périr n’est pas mourir, mais naître; que la mort est aux chiens.
Trois semaines d’avance et 3,850 kg. J’étais attendu à la mi-février. Ma mère avait appris le décès de son beau-père qu’elle adorait quelques semaines avant ma libération et j’étais désormais à l’étroit. S’il est vrai que les enfants ressentent dans le ventre de leurs mamans les émotions qu’elles éprouvent, à coup sûr celle-ci joua un des rôles principaux et ma cabane charnelle devint soudainement sépulcrale et menaçante, alors… « Sortez-moi de là ! » À grands coups de pieds, je m’étais fait comprendre sans savoir ce qui m’attendait… à l’extérieur ; mais l’effroi me donnait à la peur.
A regarder ma vie, l’on pourrait croire que se rejoue sans cesse une précipitation, une échappée que je voudrais belle, mais que gâche toujours une double crainte; celle d’être avalé par un « dehors », d’être dévoré juste après m’être extrait de ce qui me mâchait; d’être dévoré de craindre de l’être. N’est-ce pas là l’image effrayante du Destin ? L’impossible évasion. Mourir d’avoir cherché à fuir la mort.
Mais je me sais fort heureusement libre de me vouloir libre, toujours; tout comme je me sais aimant de vouloir aimer. Albert Camus lui-même ne me démentirait pas. Son Mythe de Sisyphe n’est un éloge de cette liberté-là ? Le fils d’Éole ne trouve-t-il pas son bonheur dans l’accomplissement même de son action ? Peu lui importe de ne pas atteindre son but.
C’est en ce vouloir même que réside notre héritage, notre frisson le plus parfait. C’est en ce sens que nous sommes les enfants du jour, les lieux éparses d’une conversion; celle d’un état sans cause en un processus causé. Sujets d’être les dignes enfants de la lumière, nous sommes libres de nous refuser à un « dedans » et d’épouser le mouvement même de la vie qui est de vouloir vivre au mépris de la mort. Être de s’altérer, de se donner soif, de devenir autre; être de se déserter sans cesse, de se défaire, ne serait-ce qu’un peu, être de se déprendre, de se savoir relier, d’un lien immémorial, d’avant la mère, de son océan tranquille et de la vacuité qui en procède; être de se donner; être de ne pas être; être de devenir.
« Les renards ont des tanières, et les oiseaux du ciel ont des demeures; mais le Fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête. » Alors je cours, ou je me traîne, mais je bouge, je remue avec la nuit… La nuit parce que c’est de l’obscur que jaillit le clair. La nuit parce ce que c’est de l’indicible que jaillit le Verbe. La nuit parce que c’est d’un ventre que me viennent ces mots.
De même que le temps n’est que la traduction mobile de l’éternité immobile, ma liberté n’est-elle que la proche parente du Principe à l’origine de tout, du premier moteur, de la Cause incausée, de Dieu… de la lumière du jour, de celle qui donne à voir sans pouvoir être vue, de l’Alpha impensable et condition de toute pensée, du Je suis sans retour lové en nos cœurs enfoui toujours plus loin en notre axe.
© Thierry Aymès