LA SEULE CHOSE

À un ami qui, me parlant de sa fraîche séparation d’avec sa compagne, me disait : « La seule chose que je lui reproche est son cloisonnement », j’ai répondu ceci :

Cette seule chose que tu lui reproches est plus importante que tu ne crois ; elle est sans doute révélatrice de ton fonctionnement amoureux, et à ce stade de votre relation, il est peut-être bon que tu t’interroges sur lui comme tu l’as sans doute déjà fait de très nombreuses fois par le passé. 

Plusieurs questions me paraissent intéressantes :

–          Ne souffres-tu pas de l’impuissance que tu éprouves à ne pas pouvoir la décloisonner ?  N’es-tu pas plutôt fâché d’échouer à faire en sorte qu’elle te fasse confiance et te le prouve en te livrant jusqu’à sa plus impartageable intimité ?  (possiblement impartageable d’être insue d’elle-même en premier lieu).  En ce sens, n’est-ce pas ton orgueil qui est touché ? 

–  Pourquoi es-tu confronté à cette situation  plutôt que d’attendre patiemment de rencontrer une personne avec qui tu n’aurais pas à faire cet effort ?

– N’aurais-tu pas inconsciemment le sentiment de te sauver toi-même en t’évertuant à extraire l’autre de son marasme intérieur, cette extraction dût-elle être réalisée avec violence, c’est-à-dire sans le consentement réel de l’autre ? 

–  En croyant être dans la capacité de sauver l’autre de lui-même, ne te poses-tu pas en « sachant »  et ainsi, ne cherches-tu pas as affirmer ta supériorité ?

– Outre cette séparation-éloignement que tu tentes de réduire, ne désires-tu pas inconsciemment te laver d’une faute que tu aurais commise fantasmatiquement ? 

– N’as-tu pas du mal avec ce que son attitude suppose de solitude dans la mesure où elle te renvoie insupportablement à la tienne ?

– Ne t’entêtes-tu pas à penser que nous pouvons sauter par-dessus la ligne infranchissable de notre solitude essentielle ?

Permets-moi de ne répondre qu’aux deux dernières questions ?

Il se pourrait que ce que tu souhaites principalement, c’est qu’il n’y ait plus de cloison, plus aucune barrière entre ton amie et toi, plus de secret, aucune zone d’ombre.  Ce que tu rechercherais serait donc la fusion et, ce faisant, la disparition de ce qui fait qu’il y a elle et toi, et que chacun vit en lui-même, comme inexpugnablement séparé de l’autre. 

Le problème, c’est qu’avec la fusion, on tend à faire disparaître l’autre en tant qu’autre, alors que c’est précisément en tant qu’autre que cet autre a déclenché notre élan vers lui.  C’est donc contradictoire. 

Vouloir ne faire plus qu’un avec celle que l’on aime est une impasse en ce que ce n’est que pour autant qu’elle est autre qu’elle est censée nous sauver de notre solitude.  C’est conséquemment en laissant l’autre où il se trouve, à savoir, dans son autreté, que nous pouvons envisager une véritable histoire d’amour. 

Il nous faut donc prendre acte préalablement de cette indépassable solitude comme condition sine qua non de toute rencontre digne de ce nom sans quoi…

En poussant le bouchon un peu plus loin, j’ajouterai qu’à mon sens, « aimer sa solitude » et « s’aimer dans sa solitude » est hautement souhaitable si nous ne tenons pas à être dépendants du regard aimant d’autrui et condamnés à ne l’aimer que pour autant qu’il nous aime en premier.  Sans cela, nous ne pouvons aimer que de façon intéressée et dans l’espoir de pouvoir continuer à contempler notre beauté dans ses yeux.  C’est donc une manière d’aliénation.  Celui qui est capable d’amour véritable l’est conséquemment de façon gratuite et désintéressée dans la mesure où il entretient avec lui-même une relation d’amitié et que l’autre n’est pas envisagé comme un moyen destiné à lui insuffler ce bon amour-propre sans lequel il est tellement difficile de vivre.

Aujourd’hui, il semblerait cependant que tu repères en ton amie l’occasion de réparer ta supposée complétude initiale ?  Cette façon d’aimer est très répandue, tu le sais aussi bien que moi.  Mais alors, n’est-elle vouée qu’à te compléter et n’est-elle envisagée qu’en tant qu’instrument de cette opération.  Or, tu le sais pour l’avoir lu ça et là, l’autre, quand on l’aime, ne doit pas être instrumentalisé, en théorie (Voilà que je moralise la question).  Qui peut se vanter de ne pas aimer ainsi ?! 

Le fusionnel voit en l’autre le « grand réparateur » d’une « blessure originelle », et pour parler clair, quel est le véritable nom  de cette blessure ?  La séparation évoquée un peu plus haut; cette séparation qui nous condamne tous à une insupportable solitude.  Elle est pourtant notre lot.  Nous commençons par être expulsés du ventre de notre mère et nous poursuivons en enchaînant une infinité d’étapes vers une autonomie de plus en plus grande.  Tous les grands maîtres spirituels nous exhortent à assumer cette réalité si nous voulons grandir, et ce n’est pas une mince affaire. 

© Thierry Aymès

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