« La vraie science est une ignorance qui se sait ». Montaigne (1533-1592)
Bien avant Montaigne, Socrate ne disait-il pas « tout ce que je sais c’est que je ne sais rien » ? Qu’est-ce alors que savoir ?
Comme bien souvent en philosophie, les deux formulations nous sont offertes sous la forme d’un paradoxe qu’il faut dépasser vers une compréhension dont seule l’intuition peut avoir le secret. La « vraie science » sous la plume de l’auteur des Essais suppose logiquement une « science fausse », une science érigée en dogme qu’il ne s’agirait plus de questionner. Ne resterait plus alors qu’à la transmettre, voire à l’imposer, quand l’essentiel est sans doute de cheminer « vers nulle part » ; le chemin se confondant avec le but. A quoi bon ? me direz-vous. Si rien ne peut être su, si ce n’est notre définitive impuissance à savoir, si nulle vérité ne peut être atteinte, à quoi bon apprendre en effet ? Une certaine conception du savoir impliquant l’identité de l’Être, la permanence du réel, la fixité de tout, sans doute Montaigne avec Socrate supposent-ils au contraire, le flux incessant d’un devenir qui transforme à chaque instant ce qu’il touche, rendant ainsi impossible quelque savoir que ce soit, entendu classiquement. Comment pourrions-nous en effet connaître ce qui, d’un moment à l’autre, ne se ressemble pas ? Nous sommes conséquemment en droit de nous demander si l’identité des choses ne serait pas une illusion, et, ce faisant, nous ne serions pas les premiers à nous le demander. Mieux ne vaut-il pas alors s’immerger dans ce changement même afin de connaître de façon im-médiate le mystère de la vie ? Certes la croyance en un Être est-elle rassurante en ce qu’elle permet le repérage, au même titre qu’une limite quelconque nous y autorise. Certes est-il plus commode de souscrire à l’existence d’un point fixe pour croire en la possibilité d’un progrès quel qu’il soit. Mais Blaise Pascal par ailleurs n’écrivait-il pas : « L’infini est un cercle dont le centre est partout et la circonférence nulle part ? ». Autant dire que dans ces conditions, nul n’est en mesure d’avancer ; tout mouvement ne tenant son statut que son rapport à un point immobile. Réaffirmons-le, « savoir », au sens classique, pourrait bien n’être qu’une chimère à ranger au rayon des idoles ; tandis que « savoir » au sens où l’entend Montaigne consisterait à attester à tout moment de notre incapacité à saisir, à contenir, à comprendre ce qui nous excède de toute part et nous emporte, encore que ces « nous » laissent à penser qu’existe bel et bien un être fondamentalement identique à lui-même et qui serait la condition de possibilité de tout changement. Nous notons au passage que notre langue est de part en part traversée par cette conception dominante. Croire au « savoir », n’est-ce pas finalement se faire l’apologiste du mort contre le vivant voué à n’être jamais ce qu’il est ? « La vraie science » prend acte de l’essentielle mobilité du réel. La « fausse » est nécrophile. La seconde cueille une fleur pour mieux l’étudier quand la première n’y touche pas et grandit avec elle. A tout prendre, « la vraie science » choisit de se sacrifier sur l’autel d’un foyer incandescent où l’homme se fait co-opérateur. A la réalité pétrifiée des objets, à la froide pierre volcanique de ce qui serait à connaître, elle préfère la réellité poétique et démiurgique de la forge principielle, autrement dit, la co-naissance considérée dans son sens étymologique. A moins qu’avec Héraclite nous pensions qu’il n’y a qu’une chose qui ne change pas…le changement lui-même, savoir, communément, s’avère utopique, bien que commode. « Que puis-je savoir ? » questionnait Kant deux siècles plus tard; « …que je ne sais rien. » ; docte ignorance[1].
[1] Allusion faite au livre de Nicolas de Cues (1401-1464): « La docte ignorance ».
© Thierry Aymès